ANTOINE GUENOT
aguenot@lacote.ch

«Nous avions 28 ans. Nous étions jeunes et un peu ignorants.» Confortablement installes dans leur salon, Moritz et Erika de Hadeln démêlent les fils de leurs souvenirs. Ces deux Glandois sont deux pointures du cinéma documentaire. En trois décennies d’activité, ils ont dirige de prés ou de loin les plus grands rendez-vous du 7e art européen (voir encadre). Mais c'est a Nyon que tout a commence pour ce couple fusionnel. Lorsqu'en 1969 il fonda le Festival international du film documentaire de Nyon. L’ancêtre de Visions du réel.


Des femmes s’évanouissaient pendant la projection. Et les spectateurs criaient: y a-t-il un médecin dans la salle?»

MORITZ DE HADELN FONDATEUR HISTORIQUE DU FESTIVAL
Les debuts
«En fait, l’histoire commence plutôt en 1968», corrige Moritz de Hadeln. Cette année-là, le tandem fait partie du jury du Festival de cinéma indépendant et amateur. Un petit événement fondé à Rolle en 1963 et déplacé à Nyon un an plus tard. A la fin du festival, coup de théâtre: le jury refuse de remettre le premier prix à l'un des réalisateurs nominés. «II s’était "déguisé" en amateur alors qu'il était professionnel», raconte Moritz de Hadeln. Ni une, ni deux, les effrontés sont convoqués par le comité. «0n nous a demande ce que nous voulions. Nous avons répondu: un festival indépendant et professionnel!», raconte Moritz de Hadeln.

Dont acte. L’année suivante, c'est les mains libres et avec un budget de 20'000 francs (il avoisine aujourd'hui les 3 millions) que le couple met son projet à exécution. A ses côtés, une poignée de bénévoles passionnés mais aussi des professionnels, comme le réalisateur romand Freddy Landry. «Il nous a ouvert son réseau, la Belgique. C'est donc le cinéma de ce pays qui était à L’honneur de la première édition», explique 1'ancien directeur. L’événement a lieu au mois d'octobre, durant les vacances scolaires. II dure une petite semaine et prend ses quartiers dans 1'actuel Théâtre de Marens. «L'architecte de la salle, récemment inaugurée, avait installé les fils des haut-parleurs trop près de l'électricité». Cela créait des interférences, un bourdonnement permanent, se
souvient le Glandois. Malgré les couacs, l'aventure était lancée.


Le festival grandit
«Tout s'est mis en place lors de la seconde édition», poursuit Moritz de Hadeln. En 1970, le festival décroche une subvention fédérale de... 5000 francs. Puis, en 1972, nouvelle étape. «Les deux directeurs du festival de Locarno ont démissionné. On m'a proposé de reprendre le poste. Mais, pour moi, il était exclu de lâcher Nyon. Du coup, nous avons fondé la Société suisse des festivals internationaux de cinéma, pour gérer conjointement les deux événements. Les bureaux étaient basés à Nyon, au-dessus du magasin Manor», explique le Glandois.

Cette association, qui prendra fin en 1977, permet aux deux festivals de prendre de 1'ampleur. «organisation pratique des deux événements était à la charge de chacun. En revanche, les voyages de sélection étaient organisés en commun. Ce qui nous a permis de partir plus souvent à l’étranger», poursuit-il.

Dès les premières années, le binôme programme des films engagés. «Toute l’époque était militante!», rappelle Erika de Hadeln. II déniche des documentaires sur la guerre du Vietnam, la Chine populaire, les pays de 1'Est. Beaucoup de films socialistes, d’œuvres libertaires, II doit parfois négocier avec les autorités nyonnaises pour contourner la censure. II se retrouve même fiché par la Confédération. «Tout le monde voulait savoir si nous étions communistes!», se souviennent les de Hadeln.

Y-a-t-il un médecin dans la salle?
Le festival fut le théâtre de projections mémorables. Mais il en est une qui fut particulièrement marquante et qui témoigne de 1'impact de certains films programmés. «C’était au moment du referendum sur L’avortement, au début des années 70. Nous projetions un documentaire qui montrait l'acte médical. Des femmes s’évanouissaient en voyant ce qui se passait à l’écran! Et les spectateurs criaient: y a-t-il un médecin dans la salle?», raconte 1'ex-programmateur.

En 1977, Moritz de Hadeln renonce à son mandat tessinois. Deux ans plus tard il prend la tète du festival du film de Berlin. Son épouse, celle de la manifestation nyonnaise. Ils font des allers-retours entre l'Allemagne et la Suisse, collaborent pour cofinancer de grandes rétrospectives projetées dans les deux événements. Moritz quittera Berlin en 2001. Erika démissionnera en 1993. Après un an de break, le festival sera rebaptise «Visions du reel». II reprendra de plus belle sous l'égide de Jean Perret.

Aujourd'hui, le binôme se rend toujours au festival. Nul doute qu'il sera présent pour la remise du Sesterce d'Or. La récompense historique du festival qui vient d’être réhabilitée cette année. Q
CV express
Moritz de Hadeln, photographe et réalisateur de formation, fut directeur de la Mostra de Venise (2002-2001), du Festival international du film de Berlin (1979-2001), du Festival du film de Locarno (1972-1977) et codirigea le rendez-vous nyonnais entre 1969 et 1979 avec son épouse. Cette dernière, ancienne enseignante, officia à la tête du festival de Nyon de 1980 a 1993. Elle travailla également aux côtés de son mari durant toute la durée de son engagement berlinois. Elle est Chevalier des Arts et des Lettres de la République française. Quant à Moritz de Hadeln, il est Commandeur de l'Ordre des Arts et des Lettres de la République française, Officier de l''Ordre du Mérite de la République fédérale allemande et Commandeur de l’Ordre du Mérite de la République italienne. © AGO

25 avril 2014 / page 4